Reproduction

L'ourse réprimande son petit © Rémy Marion

Un couple pressé

Nous sommes entre avril et juin, selon la région. La femelle vient juste d’émanciper ses jeunes qu’elle a gardés avec elle depuis plus de deux ans. Elle circule seule sur la banquise, mais déjà ses urines contiennent les phéromones qui signalent sa disponibilité pour la reproduction. Les mâles qui croisent sa trace olfactive partent à sa recherche. Parfois, ils sont plusieurs à approcher la femelle convoitée. Seules les femelles non suitées peuvent s’accoupler, ce qui donne un ratio de trois mâles pour une femelle.

Le plus souvent, des manœuvres d’intimidation suffisent à écarter les prétendants les moins vigoureux. Parfois, des combats très violents départagent deux mâles reproducteurs d’au moins 400 kg. Les plus combatifs arborent de larges cicatrices sur le museau. Il arrive qu’ils se cassent des dents, et risquent alors une infection pouvant engendrer la mort. Seul le plus puissant des mâles pourra s’accoupler. Peu d’observations ont pu être réalisées de cette période. Les ours sont discrets, loin sur la banquise ou sur des côtes difficiles d’accès.

Les mâles cherchent à éviter les rencontres avec des concurrents et entraînent les femelles à l’écart des voies de passage. D’après les observations effectuées sur des ours en captivité, les accouplements sont fréquents et durent environ 30 minutes.

Le couple formé passe une semaine ensemble en multipliant les copulations, le mâle refoule ses congénères trop curieux. Passée cette période, le duo se sépare, ou plus exactement la femelle chasse le mâle. Ils ne se reverront probablement jamais et le mâle ne saura pas s’il a engendré une descendance. Le premier accouplement ne fait pas du mâle le père des futurs oursons. Il permet seulement de déclencher l’ovulation et c’est un autre mâle qui transmettra ses gênes.

La période de reproduction terminée, les femelles doivent profiter pleinement du début de l’été pour se nourrir et parfaire leurs réserves de graisse avant la dislocation de la banquise. De leur poids lors de leur arrivée à terre dépend directement le succès de la reproduction. Si elles n’atteignent pas un poids minimum, elles seront incapables de subvenir aux besoins de leurs petits.

Octobre : l’hiver arrive, les premières chutes de neige sont abondantes, la femelle va choisir le meilleur endroit pour donner naissance à ses petits. Trois grandes zones accueillent plusieurs centaines de tanières : l’île de Wrangel au nord-ouest du détroit de Béring, le Kong Karls Land, petit archipel à l’est du Svalbard, et le sud du cap Churchill sur la côte ouest de la baie d’Hudson. Ces trois sanctuaires sont d’ailleurs protégés, élevés au rang de parcs nationaux pour éviter de déranger les femelles et protéger les familles. D’autres régions sont bien sûr favorables, avec de plus faibles concentrations. Le plus souvent, la tanière se situe à proximité de la côte, à l’exception de la côte ouest de la baie d’Hudson où les femelles s’enfoncent à plusieurs dizaines de kilomètres à l’intérieur des terres, franchissant même une voie de chemin de fer.

La femelle va « construire » sa tanière en fonction des caractéristiques du terrain disponible. Au Svalbard ou au nord de la Sibérie, elle se couche sur une pente assez forte en attendant que la neige la recouvre, et forme autour d’elle une cavité ovoïde d’un mètre cube environ (1,2 m de long sur 0,80 m de haut).

En baie d’Hudson, les ourses se dirigent vers le sud du cap Churchill. Des tanières ont été creusées dans le sol gelé de la toundra depuis des siècles. Ces grottes sont parfois utilisées l’été pendant les fortes chaleurs de juillet : de gros ours profitent de ces réfrigérateurs naturels creusés dans le pergélisol, le sol gelé en permanence. La femelle peut trouver une tanière inoccupée ou la creuser elle-même dans les berges d’un lac ou d’une rivière, dans l’entrelacs des racines d’une épinette. Cette grotte solide, bien protégée, possède un couloir d’accès qui peut mesurer plusieurs mètres de long. En mer de Beaufort, les femelles creusent des tanières dans la neige sur la banquise. Elles sont donc très dépendantes de l’état de la glace de mer, ce qui constitue actuellement un problème pour la reproduction des ours dans cette zone.

Dans la tanière

Dans son antre, la femelle entre en léthargie, mais n’hiberne pas vraiment. Son rythme cardiaque, normalement compris entre 40 et 70 battements par minute, ne dépasse pas 12 battements par minute. Sa température interne diminue de 3 à 7 °C. Elle n’urine plus, ne défèque plus. La température à l’intérieur de la tanière peut être supérieure de 20 °C à celle de l’extérieur. À l’abri du froid et du vent, l’ourse attend.

En décembre, deux petites boules de vie, aveugles et glabres, se frayent un chemin dans les poils épais du ventre de leur mère pour rejoindre ses tétines. Pendant trois mois, la femelle va allaiter ses petits qui grossissent rapidement grâce à son lait composé de plus de 30 % de matière grasse. Ils vont ouvrir les yeux, se couvrir d’un pelage immaculé et commencer à s’agiter.

La période de sortie des tanières varie suivant la région : elle se situe en général entre mi-mars et mi-avril, fin février ou début mars sur la côte ouest de la baie d’Hudson.

Visiter une tanière, c’est comme entrer dans une niche, un cocon. Étrangement, il n’y a ni odeur, ni saleté ; la femelle a pris soin de gratter les parois de neige pour recouvrir le peu d’excréments de ses petits. La tanière de l’ourse est semblable à la poche du kangourou : les jeunes à peine viables y sont protégés le temps d’acquérir la taille nécessaire pour affronter les rigueurs du milieu extérieur.

Les femelles peuvent être cannibales et dévorer leur progéniture si les conditions extérieures les obligent à rester dans leur tanière au-delà du supportable pour leurs réserves. La survie de la femelle primera sur celle de ses oursons.

Petit ourson deviendra grand

Dès les premières chaleurs toutes relatives du printemps, la femelle ouvre un couloir vers le grand jour, juste de quoi s’extraire de son antre et faire découvrir à ses jeunes leur domaine.

La coloration jaunâtre de la femelle tranche avec la blancheur pure de ses oursons. Elle vient de passer six mois dans sa tanière, a perdu 40 à 50 % de son poids et semble flotter dans sa peau. Ses petits ont déjà bien grossi mais restent très fragiles. Dès que le vent se lève, elle les pousse vers le tunnel qui les ramène à l’intérieur de leur abri. Pendant quelques jours, la famille reste à proximité de la tanière. Les petits, joueurs et aventureux, s’écartent parfois de leur mère, et geignent dès qu’ils se sentent perdus. Ils jouent beaucoup sur le dos de leur mère, lui mordent les oreilles, font des galipettes, et alternent jeu, sieste et tétée cinq ou six fois par jour. L’ourse est d’une douceur et d’une patience incroyables, écartant ses grosses pattes pour ne pas peser sur ses petits lorsqu’ils tètent. À cette période, les ours polaires sont assez loquaces, ce qui n’est pas le cas généralement. Les oursons bêlent comme des agneaux en perdition, la mère souffle, chuinte, claque des mâchoires pour inciter sa progéniture à la suivre, s’arrêter, ne pas s’éloigner.

Lorsque l’ourse sent ses petits aptes à quitter la place, la famille se met en route.

Parfois la femelle a trois petits, dont l’un souvent plus chétif que les deux autres n’a qu’une espérance de vie limitée à quelques jours car il ne pourra pas suivre. Selon le site de mise bas, la mère et ses jeunes peuvent avoir à franchir plusieurs dizaines de kilomètres de toundra avant de rejoindre la banquise, ou simplement se laisser glisser sur la pente enneigée pour arriver à la côte.

Dans la région du cap Churchill, le voyage est plein d’embûches : rivières recouvertes de neige poudreuse à traverser, attaques de loups. Dans cette région à la limite entre la toundra et la forêt boréale, il n’est pas rare qu’un groupe de loups prenne en chasse une femelle suitée. En la harcelant, tournant sans cesse autour d’elle, ils peuvent séparer les jeunes de leur mère, qui doit évidemment se défendre avec violence. La scène n’a jamais été observée, mais les traces dans la neige racontent le drame.

Les premiers temps, les jeunes restent très près de leur mère, à quelques mètres d’elle tout au plus. Lors des déplacements, ils sont entre ses pattes, voire sur son dos. Cette proximité est indispensable pour leur sécurité. Tout au long de leur apprentissage, ils imitent chaque geste de leur mère : elle se roule dans la neige, ils se roulent dans la neige ; elle s’arrête, ils s’arrêtent ; elle se couche, ils se couchent…

À l’âge de six mois, les oursons ont acquis une relative autonomie. Ils peuvent fausser compagnie à leur mère, s’attarder, jouer en route, mais ne viennent jamais au contact de quelque chose d’inconnu. Passé un an, les oursons – déjà de belle taille – explorent leur univers tout en gardant un œil sur leur mère. Ils deviennent dangereux pour l’homme. Leur inexpérience et leur curiosité les entraînent parfois dans des situations scabreuses et la femelle inquiète accourt. Les petits mâles grossissent plus vite que leurs sœurs.

Le caractère des ours commence à se dessiner car, comme les humains, les ours ont chacun leur personnalité, quelque chose qui les caractérise dans leur comportement. Certains sont curieux à l’extrême, d’autres timides, quelques-uns téméraires au point de prendre des risques inconsidérés.

Les jeunes sont émancipés à l’âge de 26 mois environ. C’est le cap le plus difficile à passer dans la vie d’un ours polaire. Il se retrouve généralement seul, mais il arrive qu’une fratrie reste formée pendant quelque temps et les deux adolescents font un bout de route ensemble. L’ours doit chasser, et parfois un congénère plus imposant vient lui voler son gibier. Il doit affronter le premier hiver en ayant constitué assez de réserves pour survivre. Beaucoup de jeunes ours meurent au cours de cette période. Tous ces éléments font que le taux de croissance de la population d’ours polaires est faible. Les femelles ne se reproduisent que tous les trois ans, et souvent elles n’émancipent qu’un seul ourson sur une portée de deux. On estime qu’une femelle n’élève que cinq petits au cours de son existence.

Passé les premiers mois de vie solitaire, le jeune qui a survécu peut vivre jusqu’à une trentaine d’années. Mais d’autres facteurs de mortalité peuvent intervenir, même s’ils sont plus rares : les blessures lors de bagarres entre mâles ou avec des proies qui se défendent avec vigueur, comme les morses, les parasites, la pollution et la chasse.

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